« Tu t'occupes de la petite ? » « Ah non, c'est ton tour. » Zara, dix-sept ans, assise dans le salon de ses parents. Ça lui prend un moment avant de réaliser que la petite, c'est elle, et que ses parents se disputent encore la tâche encombrante de prendre soin de leur fille. Pendant l'enfance, tout allait bien. Des parents amoureux, une maison confortable, et une petite fille agréable. Après les quatorze premières années, un basculement a commencé à se faire sentir. Toujours autant d'amour entre les deux parents, c'est pas le cas de tout le monde, et une maison encore plus belle. Mais la petite fille, elle, est devenue inintéressante. Inutile. De trop dans la chasse à la jeunesse éternelle que menait le couple heureux. « Je vais me faire à manger maintenant, vous pouvez continuer vos occupations sans problème. » Elle se lève, change de pièce, elle barbote maintenant dans la cuisine. Elle sait pas cuisiner, elle a jamais su, mais elle se débrouille, tant bien que mal, normalement. Elle ferait presque du spaghetti sur la poêle, en rajoutant de l'huile au fur et à mesure, mais en général, et étonnement, elle trouve ça mangeable. Elle entend des chuchotements derrière la paroi du mur, elle a beau prétendre à s'occuper d'elle-même, ses parents ont quand même coupé leur précieux moment de tranquillité commune pour elle. Ce qui mènera probablement à une remontrance. Ses gestes sont saccadés, presque rageurs, presque mélancoliques, et elle tape du pied sans interruption dès que l'attente se pointe. Elle mange brûlant, assise seule à la table, pour une fois elle n'a pas de honte à se le dire, c'est mauvais. Elle balance le restant dans le lavabo, comme si c'était la dernière goutte qui lui manquait pour abandonner, un coup de poignard dans le dos alors que tout semblait calme, et elle surgit au salon. Pendant quelques secondes, elle bouillonne, elle a envie de s'en prendre à ces deux imbéciles, mais elle les regarde et elle ne fait que s'asseoir dans le canapé. La seule personne à qui elle en veut vraiment, c'est elle. Zara, elle trouve ça difficile, elle se hait d'être aussi facilement lassante. C'est une période comme ça, où elle se trouve jamais assez bien, et où les seuls moments réconfortants sont quand elle accompagne une amie dans un cabaret, furtivement, presque sagement adossée contre un coin de la scène. Le frisson qui vient avec lui colle des ailes aux talons, le temps de rentrer chez elle, de rentrer dans sa vie morne. Elle rêve de plus, plus, toujours plus, elle rêve d'un monde merveilleux, d'un monde où elle règnerait comme une étoile, elle rêve de changer, de voir se développer telle une fleur dans ses tripes, elle veut qu'on l'aime, elle veut pouvoir décevoir. C'est l'époque où les désirs naissent et surtout grondent, c'est l'époque où elle veut avoir assez d'intérêt pour pouvoir le refuser à ceux qui ne le méritent pas. C'est l'époque où elle se forge, sans le savoir, et où elle se coule du béton dans les sillons.

« Attends, j'ai jamais fait ça, je serai jamais aussi bonne que toi. » Elle a beau être une habituée secrète des salons de folies, où la danse envoie des fusées sur les parquets, où elle passe son temps à admirer les franges des robes qui valsent en semi-suspension, où elle n'a de cesse d'ignorer les hommes qui l'approchent pour suivre son idéal d'elle-même, elle est persuadée qu'elle ne pourrait jamais prendre la place d'une de ces filles qui se déhanchent, se glisser dans leurs robes scintillantes et enfiler leurs talons vernis. Oh, mais ne t'inquiète pas, c'est un petit endroit, pas intimidant, et c'est bourgeois, c'est de toute façon mieux d'être sage, et tu l'as dans le sang, ça se voit, écoute Zara je t'assure, tu contrôles ton corps mieux que toutes les danseuses que je connais. C'est flatteur, c'est convaincant même, mais c'est presque oublié une fois sur scène. Les talons claquent sur la musique, finalement, elle fait plus mouvement de fond et comme elle prend de l'assurance, ça l'agace. Zara, c'est plus fort qu'elle, d'un coup elle a le besoin vif qu'on la remarque, qu'on la regarde, qu'on l'admire même. Elle s'enflamme, elle s'embrase, elle part danser entre les tables, et elle se met à chanter, tous les regards, elle les veut tous, elle réfléchit même plus. Elle tournoie, elle valse toute seule, et pliée en deux, à bout de souffle, c'est le salut, retour sur scène, retour à la réalité comme on l'applaudit.
Le patron veut l'embaucher, mais c'est effacé avant même d'être considéré. Une autre offre, meilleure, plus grande, grandiose même, l'occasion rêvée, venue d'une éclipse de hasard inattendue, ça supplante tout. Cette fois, les plumes ne quittent plus ses pieds, même en s'écrasant sur une chaise de la cuisine vide. Elle a vingt-et-une années bien avancées, elle était un raté le matin, et la voici future star au coucher.

uc of course.