En une froide soirée du quatorze Décembre 1900, naquit Hailey Dorriott, une toute petite fille de quelques kilos à peine, et d’une bien pâle mine. Sa mère, Debbie, accoucha à la maison, n’ayant pas assez d’argent pour se payer des services un peu plus avancés dans le domaine médical. Sa sœur l’aida à faire sortir ce tout petit être, non sans se fumer une autre cigarette entre temps, et c’est au bout d’une heure que la délicate opération de mettre au monde l'enfant le plus détesté d'Amérique prit fin. Dès ses premières minutes, la haine qui allait plus tard se développer entre mère et fille était déjà présente. Il y avait quelque chose dans son regard et ses pleurs de bambin qui lui rappelait son conjoint parti au loin, n’assumant pas le rôle de père. Peut-être dans ses tout petits cheveux qui n'ont jamais fait de mal à personne, qu'elle aimera par la suite tirer et arracher dès qu'elle le pouvait. Après tout, c’était bien de sa faute, à cette petite gamine écervelée, si elle avait perdu l’homme de sa vie. Tant de projets construits ensemble, peut-être même de déménager en Europe, et de visiter des lieux si intéressants à deux. Mais la voilà ici, coincée à Detroit, Michigan, pour le reste de son existence avec une sale petite garce qui ne méritait pas de vivre. Et Dieu savait que des choses avaient lieu, à Detroit, bien connue de tous.

Ce n’était pas réellement le désert intellectuel qu’elle haïssait plus particulièrement à Detroit, et plus généralement dans tout l’état, ni le manque de connaissances de ses pauvres habitants, dans tous les sens possibles du terme. Debbie elle-même était relativement stupide et comme elle le disait souvent, « les intellectuels parlent trop, il est temps d’agir ». Et pour elle, l’agissement consistait à envoyer des soldats américains faire la guerre à l’étranger et montrer la puissance qui se cachait derrière de pauvres meurtriers. Non, elle, tout ce qui l’attirait, c’était l’argent, les possessions, et les richesses. Si un mari aurait pu lui rapporter le gros lot, et faire de sa vie le conte de fée qu'elle attendait tant, une fille, elle, n’est que perte de temps et de ressources.

Mais elle grandit, la jeune Hailey. Et après de premières années de lynchage et de larmes dans la petite demeure modeste pleine de mauvaises herbes dans le jardin, elle eut tendance à aller à l’école pour oublier sa maison plutôt que par obligation. D’ailleurs, elle faisait partie des rares ceux qui y aillaient, et des plus rares filles encore. Mais tant que c’était gratuit, tant mieux. Bien que cette période, qui s’étala sur une dizaine d’année, fût pénible, elle fut bien meilleure que celle à venir par la suite, prénommée « beau-père ». En effet, Debbie finit par, non sans quelques difficultés, à retrouver la face et à se trouver un compagnon pour l’accepter malgré ses quelques kilos superflus et ses rides plus marquées. Kenny Pridonney, un mécanicien à la moustache bien grasse, était le parfait bon à rien qui n'avait rien à faire sur la surface de la Terre. Mais elle était pleine d'espoir, encore, à son plus jeune âge. Pensant trouver en lui un allié, Hailey se trompa plus qu’elle ne pouvait le penser, et c’est à deux désormais qu’ils continuaient leurs jeux d’humiliation. La haine qui ravageait les rues de Detroit était celle qui animait la maison des Dorriott, et plus ceux-ci vieillissaient, plus ils devenaient aigris et violents.

Les crachats et gifles étaient monnaie courante. Les cigarettes écrasées sur les bras, les cris et moqueries. Hailey, pourtant, travaillait bien à l’école. Elle n’était pas spécialement jolie et plutôt garçon manqué que diva écervelée, mais au moins avait-elle quelque chose dans la tête. Les choses futiles et les choses de filles ne l'ont jamais intéressée et c'est avec violence qu'il faut se faire une place quand on essaye de devenir une autre personne que celle que l'on nous pousse à être. De son temps, ce quelque chose de spécial qui nous démarque était tout à fait inutile et plutôt mal vu. Les garçons ne tournent pas autour d'un des leurs, et une chevelure aussi courte ne pouvait pas appartenir à une jeune fille à la chair fraiche et tendre. Elle eut la chance d’être entourée, dans le milieu scolaire, de deux jeunes instituteurs qui croyaient en ses capacités plus qu’elle-même ne pouvait le faire. Grant J. O'Donnel, un immigrant irlandais qui avait tout du jeune homme idéaliste qui pourraît croire aux licornes et aux lutins si on en lui parlait un peu trop longtemps. John H. Myers, dont le second prénom inconnu aura intrigué Hailey la plus grande partie de sa scolarité, un américain des plus vivaces malgré ses trente ans et des poussières. Gagnant le mérite et l’admiration de ses pairs, elle fût primée meilleure élève de Détroit et encouragée à faire un discours officiel devant tout l’établissement. Une chance inouïe pour celle qui était, en plus d'être une fille, pauvre, garçonne, une personne timide qu'il était si simple de lyncher, une fois à plusieurs.

Hailey quitta le domicile familial à dix-sept ans, la veille de la cérémonie, menacée de mort par un beau-père alcoolique et une mère dont la taille du postérieur faisait bien deux fois celle de la Floride.

Hailey ne quitta pas Detroit toute seule. Pas d’argent, pas d’affaires à emporter, mais un ami de longue date, Travis S. Riley. Il était une des seules personnes avec laquelle Hailey avait l’habitude (et surtout l’envie) de communiquer et qui savait l’apprécier, malgré ses cheveux quasi ras. Ce n’était pas facile, surtout au début, d’entrer comme un forcené dans l’âge adulte. Ou plutôt, dans leur monde. Ils n’avaient pas de problème à mesurer leur maturité à celle de ceux considérés comme des sages au Michigan. Mais par contre, vivre dans la vraie vie, se nourrir et se laver tous les jours, était une chose bien plus problématique. Au début ils se contentaient de vivre dans les banlieues de Detroit, très peu sûres mais pas très loin non plus de la civilisation moderne. Ils ne logeaient pas, mais se contentait de rester là où les rues étaient les plus hospitalières.

Mais très vite, il était difficile d’apprécier les sols glacés et la peur d’être égorgé en pleine nuit. Hailey avait trop de dignité pour voler quoi que ce soit et se trouva divers services à rendre contre de l’argent. Certains ne payaient pas toujours, mais une jeune femme, surtout à la rue, n’avait pas le rang social pour se plaindre. Travis, lui, finit par dépouiller un jeune homme, après plusieurs semaines de misère. Il ne trouva sur lui pas d’argent, mais une arme. Un pistolet sans balle, qu’il usa à tort et à travers pour effrayer ceux qui ne pouvaient lui donner d’argent. Il fit tous les sacrifices possibles (et nécessaires ? N’entrons pas dans les jugements de valeur) pour ramener autant de ressources possibles à Hailey. Ils mirent tout en commun après six mois et c’est la peur au ventre et la gorge nouée qu’ils partirent pour Chicago.

Travis n’était pas un voyou, un malfrat, ni même un criminel, et il avait lui-même la dignité brisée d’avoir à s’abaisser aux infractions en tout genre pour les nourrir. Leur situation s’était arrangée, et ils finirent par trouver un appartement, bien qu’en assez médiocre état, à Chicago, mais les disputes éclatèrent. Une relation étouffante qui étrangement les rapprocha. C’est dans leur frustration, et leur colère qu’ils trouvèrent l’amour. Bien sûr, ce n’était pas ce dont Hailey avait rêvé et espéré de connaître un jour, mais c’était beau, nouveau et pour celui qui n’a connu que la violence, elle peut éventuellement commencer à devenir une forme de vie. Ils se mirent en couple, pour se disputer un jour sur deux et à moitié détruire la maison avant de se réconcilier sous les draps. Un comportement qui, malgré les révolutions des années 20, choquait et répugnait certains bons chrétiens. Mais Hailey et Travis étaient deux agnostiques qui ne juraient que par cette attraction-répulsion qui, pendant quelques minutes, leur donnait l’impression que malgré un début horrifiant dans l’existence, il leur était possible de construire quelque chose à partir de ruines.

De pauvres ils finirent par émerger dans la classe moyenne à deux, et commencèrent à penser à l’avenir. Mais toutefois l’existence les surprit à nouveau quand ils eurent à se rendre compte qu’Hailey était enceinte, à vingt ans à peine. La nouvelle fut accueillie avec bonheur, ils se marièrent (et s’il vous plaît, comme la tradition l’oblige, devant le regard intransigeant de Dieu) et pendant les neuf mois qui suivirent, il n’exista qu’amour et paix dans leur relation. Un peu ce que les petites filles aimaient tant dans les livres, et ce qu’Hailey se surprit à apprécier. Elle ne grandit pas en devenant naïve ou prude, mais elle apprécia autant que possible leurs moments de tendresse, si rares. Elle finit par se laisser pousser les cheveux, et à rêver d’une vie nouvelle. Elle renaquit en femme et non en jeune enfant malmenée telle qu’elle l’était, et cette bonne nouvelle fut suivie par l’arrivée de Marshall sur la sainte Terre.

Il était le bonheur du couple, le trésor pour lequel ils se battaient à présent, chacun tenant à profiter de lui. Marshall était un garçon gâté, aimé, chéri et adoré. Au lieu de redonner ce qu’ils ont reçu, la violence et la haine, ils apprirent à partager l’amour et l’affection. Marshall était la cerise sur le gâteau. Et ainsi, un an, puis deux, passèrent. Travis était devenu un homme musclé et pensait à postuler en tant que videur au Bunny’s. Il avait la fougue et la vivacité qui le rendait attrayant. Hailey appréciait la musique et chantait à Marshall, et s’imaginait un jour fouler la scène du Bunny’s. Mais elle fut rattrapée par son passé et la dépression, peu à peu, rongea la nouvelle personne qu’elle était devenue. Elle perdit goût à tout, sauf peut-être son fils. Les disputes éclatèrent à nouveau. Ils étaient fous amoureux. Travis aurait tué pour elle et Hailey serait morte pour lui. Mais la discussion ne passait plus. La frustration grondait. Chacun voulait redevenir comme avant. Hailey parlait de suicide contre son plein gré, il criait. Les disputes devinrent des batailles, et l’amour plus bestial.

Il l’accusa un jour de ne chercher qu’à attirer l’attention. Elle partit avec Marshall. Pourquoi l’amour était-il si violent ?

Marshall vit à présent avec Hailey, qui porte à présent le rôle de mère dévouée. Elle lui chante des paroles sur la vie, l'amour, ou la paix. Travis cherche à le récupérer. A les récupérer. Le cherche t-elle aussi ? La bataille est infinie. Sauf peut-être si elle parvient à trouver sa place au soleil, et à éviter de retomber dans les bras de son ancien époux (trop vite). Chicago, es-tu là ? Chicago, fais honneur à ton nom et ne laisse pas tes habitants souffrir le martyre au nom de causes immorales. Si Marshall grandit à vue de nez, et qu'Hailey oublie le passé pour penser au présent, Detroit n'est jamais bien loin. Ce n'est désormais plus un projet pour Hailey que de fouler le sol du Bunny's mais une nécessité. Le temps passe et la détermination ne fait que grandir chez la jeune femme. Elle n'aura plus à se couper les cheveux et à se cacher sous des draps, prétendant ne pas exister. Debbie est partie, Travis n'est jamais loin, mais le Bunny's, lui, reste, immobile. Intouché du temps. Il suffirait de quelques soirées là-bas, pour ramener assez d'argent pour permettre à Marshall d'aller à l'université dans quelques années. Y arrivera t-elle ?