À ce moment précis, il y a 6 470 818 671 personnes dans le monde. Certains prennent peur, certains rentrent chez eux, certains racontent des mensonges pour s’en sortir, d’autres font simplement face à la vérité. Certains sont des êtres maléfiques en guerre avec le bien et certains sont bons et luttent contre le mal. Six milliards de personnes, six milliards d’âmes, et parfois, il ne vous en faut qu’une seule...

Jamie & Reed

Une belle nuit sans lune s’annonce ce soir. Une belle nuit profondément sombre et effrayante qui étendra son noir manteau sur la ville tout entière. Bientôt, les Bunnies s’habilleront de lumière pour ravir les cœurs des noceurs qui s’apprêtent à sortir. Certains abandonneront leur femme dévouée pour convoler au bras d’une autre, plus émancipée, fumant sans gêne, s'adonnant à la boisson sans honte, entreprenant de vivre pleinement une indépendance factice. Je suis un peu de celle-là sauf que je méconnais la cigarette, que je ne bois pas beaucoup et, non négligeable, je ne tiens pas mes avantages pour acquis. Ils sont illusoires. Je ne gagne pas seulement un salaire inférieur à celui d'un homme, je suis rarement prise au sérieux comparé à mes collègues bien moins diplômés que moi. J’ai cependant appris à jouer les ingénues afin que cette partialité me serve. Je m'invente naïve et incrédule. Je me présente en petites choses faibles et fragiles pour recueillir le soutien des mâles du Chicago Daily attendri par, je cite, ma bouille d’ange. Je suis maligne, plus maligne qu’on ne croit... sauf avec Reed. Avec lui, je suis incapable de tricher.

        Malgré quelque secret destiné à le préserver, à l’aider surtout, je  suis vraie avec le policier. Je suis authentique, intègre et, s’il n’était pas aveugle, sans doute remarquerait-il que je n’ai pas fait fi de mes sentiments. Au contraire, ils sont plus vivaces que jamais. Ils s’intensifient à mesure qu’il s’éloigne de moi pour se rapprocher de cette sangsue que j’exècre : Maxine. Elle l’entraîne vers le fond et, malheureusement, j’ai la sensation désagréable que, malgré notre amitié – malgré mon amour surtout -  je ne possède pas les atouts nécessaires à le tirer vers le haut. Aussi, je déprime. Je mange plus qu’il n’en faut, je traîne dans mon appartement dans des vêtements trop amples, un peu informes. J’observe le monde par ma fenêtre en buvant du lait au miel et surtout, je me demande ce que cette fille a que je n’ai pas. Est-elle plus belle que moi ? Plus intelligente que moi ? Dois-je, comme elle, me montrer plus vulnérable pour que Reed me remarque enfin ? Dois-je lui avouer mes faiblesses ? Dois-je, comme elle, mettre en avant toutes mes blessures ? Peut-être, mais c’est au-dessus de mes forces. Ce n’est pas dans mon caractère. Je souffrirais d’inspirer de la pitié dans le cœur de l’homme qui fait battre le mien. Pourtant, je l'admets, je songe parfois qu’elle serait préférable à l’indifférence et à la peur de le voir aimer cette âme en peine, de l’aimer sincèrement, d'en tomber amoureux sans que je ne puisse rien y changer. Ça m’angoisse. Ça m’inquiète au point de me laisser aller à la mélancolie, seule, lassée de me demander où il est, ce qu’il fait et surtout, avec qui il le fait. Ainsi, je noie mes pensées dans un nouveau best-seller. Je ne travaille pas, je n’en ai pas envie. Je me distrais jusqu’à m’endormir dans mon divan.

***

        Je dormais paisiblement lorsque le bruit sourd et familier d'un poing s’abattant sur ma porte d’entrée me sortit brusquement d’un supposé doux rêve. Plus doux que les autres, j’aurais voulu  me réveiller plus tard. Néanmoins, encore un peu assommée, j’ai titubé vers la porte qui tremblait sous les assauts de mon visiteur. Je ne savais ni son identité ni l’heure qu’il était. Je supposais simplement que cette personne devait être en colère, blessée et/ou en détresse. Quoi qu'il en soit, sans méfiance, j’ai ouvert sur un Reed dans un drôle d’état. Malgré sa pâleur, je le trouvais beau, charmant, et derrière les exhalaisons d’alcool, je parvenais à retrouver son parfum capiteux et familier. Peut-être suis-je mauvaise, mais, bien qu’il soit plus éteint que jamais, je trouve une certaine satisfaction à le voir là, sur le seuil de ma porte. Pour un soir, je ne l’aurai rien que pour moi et j’espère, ô oui j’espère sincèrement que je parviendrai à lui faire entendre raison, qu’il mette un terme à toute cette mascarade, qu’il redevienne l’homme qu’il était et non plus ce simulacre d’homme honnête. Peut-être pas aujourd'hui, pas ce soir. Mais demain. Demain si j'arrive à le retenir. Mes intentions sont bonnes : je veux qu’il se souvienne des grands yeux vaniteux de sa petite sœur lorsqu’elle le présentait à une quelconque connaissance, je veux qu’il se retrouve, qu’il retrouve de quoi être fier de lui. Je ne demande pas grand-chose, rien d’exceptionnel, pas même qu'il m'aime. Non. Juste qu'il soit bien et je suis prête à tout pour ça. « Entre. Je vais te faire un café, je crois que tu en as besoin » lui proposais-je en ouvrant plus grand ma porte d’entrée. Je n’ai posé aucune des questions qui me brûlaient pourtant les lèvres. Aucune. Je l’ai laissé prendre les commandes de ses désirs – entrer ou non – et de la conversation – si elle doit exister ou pas.